31

« Bon, alors, comment on joue le coup ? » ai-je demandé plus tard, ce soir-là.

Nous quittions San Vincente avec ses gigantesques arbres corail pour entrer dans le quartier de Brentwood qu’on appelle les « Helenas ». Pas de demeures tape-à-l’œil, ce n’était pas le genre, mais elles devaient coûter un joli paquet de fric quand même.

« Ce n’est pas sorcier, a répondu Nikolaï Popov. On entre, on récupère l’amulette et on repart. »

Les lampadaires rétro semaient par intermittences des flaques de lumière sur les eucalyptus, mais les maisons disparaissaient derrière de hauts murs et les rues et les trottoirs étaient déserts. Personne ne promenait son chien ni ne sortait la poubelle.

Je m’attendais à ce que Popov passe devant la maison de Marilyn et aille se garer plus loin, dans une rue avoisinante. Pas du tout. Il a pris Fifth Helena Drive et a mis le cap droit sur le numéro 12305, avec ses murs blanchis à la chaux qui disparaissaient presque sous les bougainvillées. J’ai constaté avec surprise que le portail vert était grand ouvert, comme si elle nous attendait.

Popov est descendu de voiture et a claqué la portière, ce qui m’a presque fait sauter au plafond. Un chien s’est mis à aboyer, quelque part, mais aucune lumière ne s’est allumée. L’air de la nuit embaumait. Une douce brise caressait la cime des grands eucalyptus.

« Tenez, a fait Popov en sortant de sa poche un bouquet de gants en latex. Mettez ça. »

C’était drôle, ai-je pensé en enfilant les gants sur mes mains en sueur. Pas drôle ha-ha, on rigole, mais drôle bizarre. J’étais un traître, un agent double. Je fourguais les secrets de mon pays aux Russes depuis des années, et pour la première fois, ce soir-là, je me faisais l’impression d’être un malfaiteur.

 

La porte de devant était fermée à clé, mais Popov l’a crochetée sans problème.

Il a allumé une lampe-stylo alors que nous entrions dans un salon à l’épaisse moquette blanche et aux murs d’albâtre, sous des poutres sombres. La pièce n’était pas très meublée, juste un banc de bois le long d’un mur, un canapé rouge le long de l’autre et une banale table basse en bois flanquée par quatre tabourets de style mexicain. Mais des monceaux de disques étaient entassés dans les coins, à côté de piles de magazines et de cartons de livres.

« On ne dirait pas la maison d’une vedette de cinéma, a remarqué Popov.

— Elle a acheté un tas de meubles au Mexique, ai-je dit, me sentant tout à coup étrangement porté à prendre sa défense, comme si elle m’appartenait, d’une certaine façon, comme si ses péchés et ses faiblesses étaient les miens. Mais il ne faut pas être pressé quand on commande quelque chose au pays de mañana. »

Par la fenêtre de derrière, je voyais le clair de lune se refléter sur l’eau de la piscine où elle se baignait rarement. Un tigre en peluche gisait, abandonné, à côté d’une des chaises du patio. Elle ne raffolait pas de ce genre de choses, et je me suis demandé ce qu’il faisait là.

« Elle l’a probablement avec elle, dans sa chambre, dit Popov. On va commencer par là. »

 

La porte de la chambre était fermée à clé, mais, encore une fois, le Russe l’a crochetée facilement.

Dans la pièce, il faisait noir comme dans un four, et les effluves douceâtres de son parfum préféré – N° 5 de Chanel – saturaient l’air. J’ai entendu le craquement d’un saphir tournant inlassablement à la fin d’un disque, et le murmure de la respiration de Marilyn assommée par les somnifères.

Popov a balayé la pièce avec sa lampe, et le rayon a éclairé successivement une paire de chaussures à talons aiguilles noires, un tas de vêtements sales abandonnés par terre, une applique en bronze, et encore des piles de disques.

Et puis, comme si le Russe avait retardé le moment, le savourant à l’avance, le rayon lumineux est tombé sur Marilyn, dans son lit.

Son téléphone blanc était à côté d’elle, raccroché de travers. C’est ce que la lumière a d’abord mis en évidence avant de se promener sur son corps. Elle était couchée sur le côté, les bras et les jambes étendus, et elle bavait un petit peu. Je me suis senti gêné pour elle. Elle était nue en dehors d’un soutien-gorge.

Elle n’avait pas l’amulette.

Le rayon lumineux est passé sur une table de nuit à peine plus grande qu’une assiette, qui disparaissait sous un fouillis indescriptible. Des flacons de comprimés, en grand nombre. Un tas de papiers. Des lettres ? Une boîte de Kleenex.

Popov s’est approché de la table, a trébuché sur un carton de livres et a lâché un juron, tout haut, en russe. Marilyn n’a même pas bougé.

Il a allumé la lampe, et même si c’était une petite lampe, succédant au noir d’encre, la pièce a paru baignée de lumière.

« Ah, c’est mieux, a-t-il dit. Pas la peine de tâtonner comme des aveugles dans un lupanar. »

Il a parcouru la pièce du regard, les lèvres retroussées sur une expression de dégoût.

« C’est une porcherie.

— Elle sombre parfois dans de terribles accès de dépression », ai-je murmuré, me sentant à nouveau stupide. Comme si j’étais obligé de la défendre…

Je suis allé éteindre le tourne-disque. Le bruit de raclement me tapait sur les nerfs, déjà à vif. Frank Sinatra, ai-je vu sur l’étiquette, alors que le disque tournait moins vite et s’arrêtait.

Popov a fouillé dans le bazar sur la table de nuit ; il a pris le flacon de Nembutal, l’a secoué. Presque plein, me suis-je dit, en remarquant pourtant les cadavres de plusieurs gélules vides à côté. Elle ouvrait souvent les gélules de barbituriques pour avaler la poudre comme ça, afin d’accélérer l’effet.

Popov a feuilleté les pages de ce qui ressemblait à un journal intime noir, et j’ai reconnu l’écriture ronde, enfantine de Marilyn.

Il a coincé le journal sous son bras, a soulevé une cruche en terre cuite, l’a retournée, l’a secouée, mais il n’en est pas tombé d’amulette. Je me suis dit que j’aurais probablement dû participer à la fouille, mais j’avais les bras et les jambes coupés et j’étais incapable de bouger. Le sang qui battait à mes oreilles me faisait l’impression de rugir plus fort que les vagues du Pacifique.

« Mike ? Qu’est-ce que vous faites là ? »

Je me suis retourné si vite que j’ai eu comme un étourdissement.

Marilyn était à moitié relevée au milieu de ses draps de satin blanc et clignait des yeux à cause de la lumière. Ses cheveux blond platine étaient en désordre, sa peau pâle luisait d’une fine couche de sueur.

Elle était de l’étoffe dont sont faits les rêves érotiques.

J’ai ouvert la bouche, mais il n’en est rien sorti. Je ne voyais pas comment expliquer de façon plausible ma présence, et encore moins celle du Russe, dans sa chambre à dix heures du soir.

Ça n’avait pas d’importance. Elle était tellement assommée par le Nembutal qu’elle ne devait même plus savoir comment elle s’appelait. Elle s’est redressée encore un peu mais ses gestes étaient semblables à ceux d’une nageuse sous l’eau.

« Vous direz à Kat que ça va maintenant, fit-elle d’une voix étrangement sifflante. Quand je l’ai appelée, tout à l’heure, j’ai dû lui donner l’impression que j’allais faire quelque chose de pas raisonnable, et je comprends qu’elle vous ait envoyé. Mais ça va, maintenant. Bobby est venu me voir cet après-midi et on a eu une scène épouvantable. Je lui ai dit que j’en avais assez de passer de main en main et qu’on se serve de moi comme ça, et je lui ai demandé de s’en aller. Ça m’a fait du bien de lui dire ça, Mike. Tellement de bien. Seulement quand il est parti j’ai cru que je n’arriverais jamais à dormir, alors j’ai pris des comprimés, mais ça va maintenant. Ça va. »

Je ne trouvais pas que ça avait l’air d’aller si bien que ça, mais personnellement je ne me sentais pas non plus au top. J’avais l’impression de ne pas arriver à coordonner ma tête et ma langue.

« Demandez-lui où est l’amulette », m’a dit Popov à côté de moi.

Le plus bizarre de toute cette histoire, c’est que Marilyn n’a même pas regardé le Russe, elle ne paraissait même pas le remarquer. On aurait presque dit qu’elle ne le voyait pas, ou n’avait pas envie de le voir, à moins qu’elle ne se dise que c’était un reliquat de cauchemar et qu’il lui suffisait de l’ignorer pour qu’il finisse par se dissiper.

J’ai avalé ma salive, ai passé ma langue sur mes lèvres.

« Marilyn, vous vous souvenez, l’autre soir, au Brown Derby ? »

Un sourire enfantin, étrangement doux, a éclairé son visage.

« La lune était tellement grooosse.

— Ouais. Vous m’avez montré l’amulette magique. Vous vous souvenez ? Vous avez parlé d’un autel d’ossements. »

Elle a froncé les sourcils, a écarté ses cheveux de ses yeux comme si ça pouvait lui éclaircir les idées.

« J’ai dit à Bobby que je ne ferais jamais rien qui pourrait gêner son frère, que je voulais juste l’aider. Aider le président. Alors je l’ai donnée à Bobby, pour qu’il la donne à John.

— Vous avez donné l’amulette à Bobby ? »

Elle a hoché lentement la tête.

« Oui, aujourd’hui, mais ne vous inquiétez pas. Bobby sait que ce n’est pas pour lui, c’est un cadeau que je fais à John. Un cadeau d’adieu. J’ai dit à Bobby, je lui ai dit : “Ce n’est pas pour toi, c’est pour le commandant en chef. Parce qu’il va changer le monde.” »

L’instant d’après, tout a effectivement changé. Ma vie, la vie de Katya, même la vie de Popov, je suppose, tout a changé. Le Russe a bougé si vite que ça a été comme s’il y avait un décalage de cinq secondes entre ce qui se passait devant mes yeux et son assimilation par mon cerveau. Il était debout à côté de moi, le journal intime de Marilyn dans une main, l’autre pendant mollement à son côté et tout de suite après, le journal était par terre et lui sur le lit, à califourchon sur elle, et elle faisait ce bruit rauque de halètement.

À un moment donné, elle avait dû attraper le téléphone, parce qu’elle l’avait à la main et l’agitait en l’air.

Je pense que j’ai dû crier : « Qu’est-ce que vous faites ? » ou quelque chose comme ça. À vrai dire, je pensais que le Russe avait pété les plombs, qu’il allait la violer.

« Pourquoi restez-vous planté là comme une bûche ? m’a-t-il lancé. Tenez-la ! »

Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai obéi. Elle était couchée à plat ventre sur le lit, maintenant, et elle ne bougeait plus. Mais elle respirait encore, je l’entendais. J’entendais ce halètement plus rauque, tout à coup, que les battements du sang qui me martelaient les oreilles.

Et puis j’ai regardé avec une horreur croissante le Russe sortir lentement de sa poche une petite poire à lavement.

 

Ça n’a pas pris longtemps, probablement pas plus de cinq minutes, mais ce fut terrible à voir. Je l’ai maintenue pendant que Popov lui enfonçait la canule dans le corps, appuyait sur la poire et lui injectait l’hydrate de chloral.

C’est, du moins, ce qu’il m’a dit que c’était tandis que mes mains engourdies l’immobilisaient. Au fur et à mesure que les secondes passaient, c’était de moins en moins nécessaire, mais je la plaquais toujours sur le lit.

Quand il a eu fini, il a pris le flacon de Nembutal sur la table de nuit, a versé les pilules dans sa poche et a remis le flacon vide à sa place. Il a ramassé le journal de Marilyn par terre et l’a remis sous son bras.

Il a parcouru lentement la chambre du regard, m’a regardé et m’a souri.

« On a fini ici. »

Je me suis rendu compte que j’appuyais toujours sur les épaules de Marilyn, et je l’ai lâchée comme si mes mains avaient soudain pris feu. Je me suis éloigné du lit en titubant à moitié et j’ai suivi Popov, qui était déjà quasiment dehors.

Mais, arrivé à la porte, il s’est arrêté, a fait demi-tour et est retourné vers le lit. Il a dégrafé le soutien-gorge de la jeune femme et l’a faite rouler sur le dos. Il lui a arraché ce pathétique lambeau d’armure, juste quelques centimètres carrés de coton et d’élastique, l’a jeté par terre. Il l’a regardée un moment, puis l’a remise comme avant, sur le ventre, le téléphone coincé sous le corps.

Ensuite, il est revenu tranquillement vers moi qui l’attendais à la porte de la chambre, d’un pas nonchalant, comme si nous ne venions pas d’assassiner Marilyn Monroe.

« Pourquoi avez-vous fait ça ? » n’ai-je pu m’empêcher de lui demander.

Popov a haussé les épaules.

« Je voulais voir ses nichons. »

 

Dans la voiture, Popov est resté silencieux. Pas muet d’inquiétude, juste concentré. J’avais l’impression d’avoir avalé une demi-douzaine d’amphés. Je ne tenais pas en place et ma jambe était agitée de spasmes.

Je n’arrêtais pas de voir Marilyn comme nous l’avions laissée, étalée, nue, sur ses draps de satin blanc, la main cramponnée au téléphone comme s’il était encore temps pour elle de passer un dernier coup de fil, pour appeler une dernière fois au secours. Cette pauvre main pitoyable, avec ses ongles fendillés et son vernis écaillé.

Elle aurait détesté l’idée de mourir comme ça, dans cette posture si peu flatteuse. Et je me suis dit alors que j’aurais dû me sentir encore plus mal à cause de ce que nous lui avions fait, mais j’avais déjà dépassé ça. Je ne pensais plus qu’à me sortir de ce mauvais pas.

J’ai allumé la radio, m’attendant à moitié, l’espace d’un instant un peu fou, à ce qu’on annonce déjà la nouvelle de sa mort, mais ce n’était que Shelley Fabares qui chantait « Johnny Angel ».

J’ai tourné le bouton si fort qu’il m’est resté dans la main.

Je sentais les yeux de Popov posés sur moi, mais il n’a pas ouvert la bouche. Alors, moi non plus. De toute façon, je n’avais que des questions, et il n’y aurait pas répondu…

Finalement, je n’ai pas pu m’empêcher de dire :

« Qu’est-ce qu’on vient de faire, là ? Bon sang, pourquoi on a tué Marilyn Monroe ?

— Elle était beaucoup trop célèbre, et elle n’aurait pas pu tenir sa langue. Toutes ces histoires, au sujet de l’autel d’ossements, de l’amulette qu’elle avait donnée aux Kennedy – on se serait posé des questions, et c’était à éviter. À éviter à tout prix. L’autel appartient à la Russie. Et si votre président buvait cet élixir… » À ma grande surprise, il a réprimé un frisson. « Ça pourrait être très mauvais pour nos deux pays. » Il a marqué une pause, a haussé les épaules. « Et puis, elle nous avait vus. »

Une fois revenus sur Santa Monica Boulevard, Popov a poussé un soupir très russe. « Ça n’a plus d’importance, maintenant. Ce qui est fait est fait. Mais à présent, il faut qu’on ait une conversation avec Katya Orlova. »

 

Nous louions, Katya et moi, un petit cabanon victorien sur Bunker Hill, près d’Angel’s Flight, le funiculaire qui se targuait, lors de son inauguration en 1901, d’être « le train payant le plus court du monde ».

Popov s’est dirigé droit vers chez nous sans que je lui fournisse la moindre indication : ça m’a amené à me demander ce qu’il pouvait bien avoir d’autre dans les poches de son costume russe informe. Un pistolet, sûrement. Un couteau ? Une autre poire à lavement pleine d’hydrate de chloral ? Comme un putain de boy-scout, il était toujours prêt.

Nous n’avions pas de garage, et il était difficile de trouver une place de stationnement dans le quartier, même à l’époque, alors il s’est arrêté devant une borne d’incendie. Il n’y avait pas de lumière aux fenêtres, mais il était déjà plus de minuit, et je me suis dit que Katya et Anna Larina devaient dormir. Sauf que je n’avais pas vu la voiture garée dans la rue, alors peut-être qu’elle n’était pas à la maison, après tout.

Nous sommes descendus de voiture et avons monté l’escalier de l’entrée. Il y avait beaucoup de marches, vingt-neuf, et elles étaient trop étroites pour nous permettre de marcher côte à côte. Alors j’ai laissé Popov passer devant et je l’ai suivi. Katya avait placé quelques pots de géraniums dans l’escalier, et j’ai vaguement envisagé d’en prendre un et de l’assommer avec, mais je n’en ai rien fait, et nous nous sommes retrouvés sur le palier, où il a attendu que je prenne ma clé pour ouvrir la porte d’entrée.

« Vous ne lui ferez pas de mal ? » ai-je demandé en réprimant une grimace. C’était vraiment pitoyable, même à mes propres oreilles. Et inutile. Bon Dieu, il venait de tuer Marilyn Monroe pour cette histoire d’autel d’ossements. Et c’est de Katya qu’elle le tenait, au départ.

Mais je le laissai s’en tirer par un mensonge, proféré en me regardant dans les yeux :

« Bien sûr que non, on ne lui fera pas de mal. C’est votre femme. »

 

« Chérie, je suis rentré ! » ai-je claironné comme on le faisait dans les feuilletons télé du moment. Et crois-moi, ça faisait déjà pas malin, même à l’époque, mais je me suis dit aussi que Popov ne se rendrait compte de rien.

Et surtout, je n’avais pas à m’inquiéter. La maison était vide, ça se sentait.

Nous étions au milieu du petit salon, dont la déco était du Katya tout craché, avec ses meubles étranges, de bric et de broc, récupérés dans des brocantes et à Chinatown.

« Où est votre chambre ? » a demandé Popov.

Je lui ai indiqué le couloir.

« La nôtre, c’est celle de droite. »

Pendant qu’il allait voir de ce côté-là, je me suis dirigé vers la table de cuisine où Katya me laissait généralement un mot appuyé contre le sucrier si un imprévu l’obligeait à sortir. Mais il n’y avait rien.

Je suis retourné dans le salon et j’ai attendu. Quelques minutes plus tard, Popov m’a rejoint.

« Elle est partie, a-t-il dit. Avec l’enfant. Et leurs affaires. Tout est retourné dans les tiroirs et les placards. »

Je me suis engagé dans le couloir de notre chambre, mais Popov m’a attrapé l’épaule et m’a plaqué contre le mur. Je sentais sa poigne jusque dans mes os, et l’espace d’un instant j’ai vu ma mort dans ses yeux.

« Que lui avez-vous dit ? a-t-il demandé.

— Elle sait seulement que je fais du repérage pour le studio. Elle ignore complètement ce que je fais en dehors de ça.

— Alors pourquoi s’est-elle enfuie ?

— Je ne sais pas », ai-je répondu.

Et je n’en avais vraiment aucune idée. À ce moment-là.

 

Je ne pouvais pas le savoir, ce soir-là, évidemment, mais Katya Orlova reviendrait parce qu’elle ne pouvait pas rester loin de moi, ou du moins c’est ce qu’elle disait, et je la croyais. Comme je l’ai dit, quand elle aimait, c’était sans réserve et sans conditions.

Elle n’est revenue que trois fois cette année-là, entre le meurtre de Marilyn et l’autre, l’Assassinat avec un grand A. Elle apparaissait dans notre chambre sans prévenir, au cœur de la nuit, et à l’aube elle était toujours repartie. Elle ne voulait pas me dire ce qu’elle fuyait, ni pourquoi, ni où elles vivaient, son enfant et elle. Et j’étais trop profondément englué dans mes propres mensonges pour lui extorquer une quelconque vérité. J’ai bien pris soin d’omettre ses trois visites dans mes rapports. Je me disais que ce que Nikolaï Popov ne savait pas ne pourrait pas lui faire de mal.

La dernière fois qu’elle est venue, c’était par une froide nuit de novembre, en 1963. À ce moment-là Popov m’avait dit que le KGB allait assassiner le président, et que j’étais l’imbécile heureux qu’ils avaient choisi pour faire le boulot.

« Votre John Kennedy doit mourir, avait-il dit. À cause de l’autel d’ossements. Il en a bu, et ça le rend dangereux pour le monde. »

À l’époque, j’ignorais complètement ce que tout ce charabia pouvait bien signifier, ce qu’il y avait dans cette satanée amulette, et pourquoi le fait qu’il en ait bu voulait dire que Kennedy devait mourir – mais j’avais compris que, si je tenais à ma pauvre peau, il fallait que Katya filme l’assassinat pour moi. Alors, quand elle est venue me retrouver, quelques nuits plus tard, j’ai sauté sur l’occasion. Je lui ai tout déballé, toute cette histoire d’imposture, mon histoire de pourri et, quand j’ai eu fini, elle m’a raconté sa propre histoire.

Elle m’a dit ce qu’il y avait dans l’amulette.

« J’aimais Marilyn comme la sœur que je n’ai jamais eue, m’a dit Katya cette nuit-là. Je lui ai donné l’amulette magique pour la sauver, parce que je pensais que c’était son dernier espoir. J’aurais dû savoir que, malgré toutes ses promesses, elle ne pourrait pas s’empêcher d’en parler. » Elle a eu un petit bruit de gorge comme un sanglot retenu, et elle a continué : « Ce soir-là, au Brown Derby, quand j’ai découvert… C’est là que j’aurais dû fuir, mais je ne pouvais pas supporter l’idée de t’abandonner. Alors j’ai observé et j’ai attendu. Au bout d’une semaine à peu près, j’ai commencé à croire que j’étais sauvée. Et puis un type avec une casquette rouge m’a suivie depuis le studio jusqu’à la maison, et plus tard, pendant que je préparais à dîner pour Anna Larina, j’ai vu la même voiture passer trois fois devant la fenêtre de la cuisine. Et il y avait un homme qui attendait l’autobus, assis à lire le journal, mais deux bus sont arrivés et repartis sans qu’il les prenne. » Elle a tremblé dans mes bras, et enfoui son visage au creux de mon épaule. « Je ne savais pas à ce moment-là pour qui ces hommes travaillaient, mais juste que je devais prendre Anna Larina et m’enfuir très loin. Et voilà, tu m’as dit son nom. Nikolaï Popov. »

Elle l’a craché comme un juron.

Je lui ai murmuré des paroles apaisantes en lui caressant les cheveux, tout en pensant que les techniques de surveillance des hommes de Popov laissaient beaucoup à désirer. Cela dit, il avait dû s’organiser précipitamment, juste après notre conversation au Hollywood Bowl.

« Il y a autre chose que tu dois savoir, disait Katya. Il y a des années, quand ma mère travaillait à l’infirmerie du camp de prisonniers, elle était tombée amoureuse d’un homme qui a profité d’elle, de l’amour qu’elle lui portait, pour l’inciter à le conduire vers l’autel d’ossements. Elle lui avait donné l’élixir à boire, et il avait cru connaître tous ses secrets. Il pensait être capable de le retrouver, mais il se trompait. Et depuis lors, il n’a cessé de le chercher. Avide de son pouvoir. » Elle s’est assise et a posé sur moi un regard que je ne suis pas parvenu à déchiffrer. Mais sa voix était triste et grave. « L’homme qui me pourchasse maintenant, l’homme qui va te faire tuer le président : c’est le même homme qui a séduit et trahi ma mère. Nikolaï Popov est mon père, Mike, l’homme qui m’a donné la vie, et pourtant je sais qu’il me tuerait sur le champ, de ses propres mains, si ça devait lui permettre de s’approprier l’autel d’ossements. »

Je dois reconnaître que cela m’a étonné plus que cela n’aurait dû. Mais je n’avais pas fini de digérer cette bombe qu’elle m’en a lâché une autre, et c’est là que ça devient drôle, à moins que ce ne soit tragique… Elle m’a dit que ce fichu élixir, il était impossible que le président Kennedy en ait bu parce qu’elle l’avait récupéré. Elle m’a dit que le matin suivant notre dîner au Brown Derby, elle avait apporté une deuxième amulette chez Marilyn, une amulette identique à la première sauf qu’il y avait dedans de l’eau de toilette et non de l’élixir, et qu’elle avait fait l’échange pendant que Marilyn prenait son bain.

Ce que Marilyn avait donné à Bobby le jour où nous l’avions assassinée n’avait rien à voir avec l’autel d’ossements. Eh non, je n’ai fait jamais part à Popov de cette vérité dérangeante. Je ne voyais pas comment le faire sans trahir Katya.

Pendant les jours suivants, pendant que Popov fignolait les détails de l’Assassinat, nous avons imaginé, Katya et moi, le meilleur moyen de nous couvrir tous les deux par rapport à Popov. Et tout s’est passé conformément au plan.

Jusqu’à la fin.

Elle a filmé le meurtre embusquée dans une planque naturelle avec un zoom, si bien qu’elle a immortalisé non seulement l’assassinat, mais aussi tous nos visages en gros plan. Après, nous avons fait des tirages papier des plans où tous les complices apparaissaient, et je les leur ai donnés afin qu’ils sachent ce que j’avais en ma possession. Je leur ai dit que tant que nous resterions, Katya et moi, en vie, le poil brillant et la truffe humide, le film ne referait pas surface.

Nous étions donc chez nous libres, et pourtant je n’arrêtais pas de penser à l’élixir de l’autel d’ossements. Il me le fallait. J’en avais besoin. Mais elle n’a pas voulu me le donner, que le diable l’emporte. Elle l’avait donné à Marilyn, et elle ne voulait pas me le donner à moi.

Au bout d’un moment, elle a commencé à se douter que j’en avais tellement envie que je la tuerais pour ça, et, Dieu ait pitié de moi, elle avait raison.

Alors elle a fui. En emportant l’élixir de l’autel d’ossements avec elle pour se protéger de moi.

 

Mais de tout cela, ce soir-là, juste après le meurtre de Marilyn, il n’en était pas question. Il n’en serait pas question pendant plus d’un an. Et ma seule idée sur le moment était d’empêcher Popov de me tuer sur-le-champ.

« Si vous me mentez, disait Popov, je vous arrache les couilles et je vous les fais bouffer. Maintenant, réfléchissez. Y a-t-il un ou une amie chez qui elle aurait pu aller ? Des parents ?

— Je ne sais pas. »

C’était la vérité. Sa seule véritable amie avait été Marilyn.

« Je pourrais vous abattre. »

Je savais aussi qu’il pouvait le faire, sans que cela lui demande le moindre effort et sans une once de regret.

« Je n’en ai absolument aucune idée. Bon sang ! Je ne comprends rien à toute cette histoire. »

Je me suis engagé dans le couloir, suis retourné dans le salon, Popov collé à mes basques. Tout à coup, son regard s’est fixé sur quelque chose et je me suis retourné d’un bloc, m’attendant à moitié à voir Katya debout, là.

Mais il n’y avait personne, et je me suis rendu compte qu’il regardait la photo encadrée sur la cheminée, un agrandissement de celle que Katya avait toujours dans son portefeuille – la photo d’Anna Larina et elle debout devant les portes du studio. Il est allé la chercher, et il est resté planté là, longtemps, à la regarder.

Et puis il a dit quelque chose qui m’a semblé la chose la plus bizarre du monde :

« Je croyais qu’elle était morte dans la grotte. »

Le Secret des Glaces
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